Pascal Charpentier et Atnaë Lussier
La guerre monétaire actuelle entre la Chine et les États-Unis ne date pas d’hier. Dans ce dossier, vous suivrez cette incroyable saga depuis la conquête de l’Amérique jusqu’à aujourd’hui.
Saviez-vous qu’historiquement, l’argent a été le métal qui a été le plus utilisé monétairement, plus encore que l’or? Pour plusieurs civilisations, comme la Chine, le métal blanc jouit d’une très grande vénération. Cela vient du fait qu’en Asie, ce métal a toujours été beaucoup plus rare qu’en Occident. Dès la conquête de l’Amérique, l’argent métal devient le centre d’un jeu de pouvoir rocambolesque entre l’Asie et l’Occident, une guerre monétaire qui, le découvrira-t-on ensemble, est loin d’être terminée.
Ramenons-nous au 16e siècle. Lorsque l’Espagne découvre des réserves d’or et d’argent uniques en Amérique du Sud, elle accumule rapidement une richesse sans précédent dans l’histoire. Si l’or crée certainement des fortunes, c’est l’argent qui, à l’époque, sert de monnaie dans tous les échanges commerciaux internationaux. Or, la montagne de Potosi, en Bolivie, représente à elle-seule 50% de la production mondiale d’argent. Ainsi, durant plus de deux siècles, les Espagnols peuvent acheter tout ce qu’ils veulent aux autres pays.
Le commerce avec l’Orient en expansion
Les éléments sont réunis pour permettre un commerce plus florissant que jamais entre l’Orient et l’Occident. D’un côté, l’Europe recherche l’exotisme des thés, épices, soies et porcelaines asiatiques. De l’autre, la Chine est friande du précieux métal blanc. De plus, elle a nouvellement instauré un système de taxation payable en pièces d’argent, ce qui nécessite une quantité phénoménale d’argent.
En Europe, l’Angleterre est le pays qui a le plus profité de l’explosion monétaire espagnole. En effet, on y a rapidement développé un secteur manufacturier important pour répondre aux besoins de l’Espagne. Les Anglais se font payer leurs biens en pièces d’argent et commencent aussi à développer le commerce avec la Chine.
Toute bonne chose a une fin…
Vers la fin du 18e siècle, les montagnes de minerais ont été épuisées et le pillage est venu à bout des métaux précieux en Amérique. À ce moment, le système espagnol s’effondre. Paradoxalement, la richesse de l’Espagne a créé sa perte. En effet, tandis que les industries se développaient partout en Europe, l’Espagne n’avait pas besoin de rien fabriquer. Elle pouvait acheter aux autres pays les biens dont elle avait besoin en puisant dans ses réserves de métaux précieux. Accusant un grand retard industriel et technologique, elle se retrouve alors avec une économie interne très affaiblie.
La déchéance espagnole se fait au profit des Anglais qui, forts de leur puissante flotte maritime, prennent alors le monopole du commerce avec la Chine, plus actif que jamais. Rapidement, les réserves anglaises d’argent commencent à s’épuiser… Il faut dire que la Chine n’est pas intéressée à importer les produits anglais. Le déséquilibre commercial ainsi créé nécessite absolument l’intervention du précieux métal. Or, l’Espagne n’est plus à même d’approvisionner l’Angleterre en pièces d’argent. Comment alors mettre la main sur ce métal indispensable pour le commerce avec la Chine? Ce que vous vous apprêtez à entendre est difficile à concevoir, mais c’est bien ce qui s’est passé.
Un plan machiavélique
Les Britanniques, dont le système monétaire est appuyé sur l’argent, font face à une véritable hémorragie monétaire. Et ils sont désormais prêts à tout pour récupérer leurs pièces d’argent parties en Orient. Ils élaborent alors un plan machiavélique. Ils font entrer en douce en Chine de l’opium provenant de leurs colonies indiennes, et se font payer en pièces d’argent. La stratégie est d’une efficacité redoutable. Dès 1839, la vente d’opium est devenue tellement élevée que la quantité de pièces d’argent que l’Angleterre est à même de récupérer de la Chine annuellement est suffisante pour payer tous les biens qu’elle achète d’elle. La guerre monétaire est bel et bien enclenchée.
L’opium crée des ravages en Chine. Il est alors consommé par environ une personne sur 25, parmi toutes les classes sociales. Il va sans dire que ce plan machiavélique va provoquer des problèmes sociaux sans précédents dans l’empire du levant. Les autorités chinoises vont férocement combattre cette situation dans la 2e partie du 19e siècle. Non seulement veulent-ils ramener l’ordre et la santé de leur peuple, mais aussi les pièces d’argent!
Or en Occident, l’argent est devenu entre-temps une nécessité industrielle. On l’utilise notamment dans le processus photographique ainsi que dans les équipements de signaux radio. Cela contribue à accentuer la pénurie déjà existante. Les réserves britanniques du précieux métal devenues insuffisantes, l’Angleterre est alors contrainte de changer l’étalon argent de sa monnaie pour un étalon or. Les autres pays d’Europe font de même à la même époque.
Cette décision marque un point tournant puisqu’aux yeux des Occidentaux, l’argent a dès lors perdu son rôle monétaire au profit de l’or. Ce dernier servira d’étalon aux monnaies européennes jusque dans les années 30. Alors, faute de réserves suffisantes, il sera remplacé à son tour par nos monnaies fiduciaires actuelles, c’est-à-dire des monnaies que l’on peut imprimer sans avoir nécessairement une réserve métallique équivalente pour en garantir la valeur. Mais revenons à la Chine…
La guerre des devises se poursuit
Au début des années 30, la Chine est un des rares pays à avoir encore une monnaie appuyée sur l’argent. Elle subit alors une nouvelle attaque monétaire, cette fois par les États-Unis. Face au rôle toujours grandissant de l’argent-métal dans diverses industries, les Américains voient d’un mauvais œil l’immense réserve stockée en Chine pour supporter la monnaie chinoise. Profitant du bas prix de l’argent, qui a chuté drastiquement lors du crash, ils décident d’acheter massivement des lingots d’argent. Cela faisant, ils font aussi exploser la valeur de la devise chinoise toujours rattachée à l’argent.
La tactique fonctionne : déjà aux prises avec la dépression des années 30, les Chinois voient leurs exportations en Occident chuter. Leur économie déjà en déroute s’effondre complètement. En 1935, ils sont forcés à abandonner leur étalon argent pour la première fois pour adopter une monnaie fiduciaire. Cela leur permettra d’imprimer massivement de la monnaie afin de financer sa guerre avec Japon de 1937 à 1945. Inévitablement, toute cette impression se transformera rapidement en hyperinflation à la fin des années 40, créant un chaos sans précédents, la famine et des dizaines de millions de morts. Plusieurs diront que c’est ce contexte qui a favorisé l’entrée au pouvoir du communisme en 1949. Mais dans cette guerre monétaire, la Chine n’avait pas dit son dernier mot…
La revanche de la Chine et la guerre monétaire
Une génération plus tard, la Chine s’est reprise en main et met en œuvre son plan, une lente guerre monétaire. Elle commence à fabriquer toutes sortes de biens à rabais pour l’Ouest, puis recommence à accumuler des surplus monétaires qui lui permettent de refaire ses réserves de métaux précieux. Car pour la Chine, rien n’a changé. Le métal blanc précieux est resté gardien de la richesse des Chinois et ils l’accumulent tant qu’ils peuvent. Dans les dernières années, on a assisté à un véritable déplacement des réserves de métaux précieux de l’Occident vers l’Orient. À l’heure actuelle, les réserves occidentales d’argent sont pratiquement épuisées. Quant au secteur manufacturier, il s’est presque entièrement déplacé dans les pays asiatiques au cours des 50 dernières années. L’Occident est maintenant complètement dépendant de l’Asie industriellement. La partie serait-elle presque terminée, à la faveur de la stratégie chinoise?
Avec son immense pouvoir manufacturier, ses réserves colossales de métaux précieux et ses alliés du BRICS, la Chine détient incontestablement un levier puissant pour chambouler le paysage monétaire basé sur le dollar auquel nous sommes habitués. Dans un tel scénario, l’or aurait peut-être le rôle principal, mais son petit frère l’argent pourrait faire une ascension sans précédent.
Quel rôle pour l’argent?
D’une part, la fonction industrielle cruciale de l’argent est un enjeu de taille qui donne beaucoup de pouvoir à un État ayant une réserve de l’ampleur de celle de la Chine. À titre d’exemple, à l’heure actuelle, aucun autre métal ne peut remplacer le rôle de l’argent dans la fabrication des panneaux solaires (dont la Chine assume actuellement 70% de la production mondiale), et dans la fabrication des écrans tactiles de nos appareils électroniques.
D’autre part, l’argent a également encore un potentiel monétaire. La surimpression monétaire des dernières années a engendré une dévaluation des monnaies partout dans le monde. Dans ce contexte, on verra peut-être naître de nouvelles monnaies appuyées sur l’or. Cela pourrait par exemple être initié par les pays du BRICS. Dans un tel cas, le retour du rôle monétaire de l’or viendrait réveiller les autres métaux précieux et mettre en évidence la sous-évaluation actuelle de l’argent.
Pour conclure, l’équilibre du pouvoir monétaire va fort probablement s’inverser sous peu. Lors de mes études en histoire, en 1994, un professeur chinois du département d’histoire de l’Université de Montréal avait résumé ainsi la position chinoise : « les Chinois ont la mémoire longue et tout ce que l’on met en place présentement vise à prendre une revanche financière sur l’Occident ». Malheureusement, cette guerre monétaire demeure complètement ignorée des gens assis dans les classes d’administration et de finance. Cela explique la myopie généralisée des investisseurs par rapport à ces enjeux macro-économiques et politiques. Afin d’avoir accès à ces informations, il fallait être assis dans un autre département de l’université et voir les enjeux actuels avec la lunette historique.
Pour en savoir plus, visionnez nos deux derniers vidéos sur le sujet:
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